« La passion de la haine prend son temps pour s’enraciner profondément et pour penser à son ennemi » Emmanuel Kant
Nous sommes en plein dans ce temps. Les violences qui en découlent n’étant alors que la traduction par les affects de saturations légitimes. Quand cette passion s’exprime du matin au soir sur Facebook ou Twitter entre autres, des plateformes siliconniennes, qui font le lit de situations qui génèrent du chiffre d’affaire, n’y a-t-il pas une contradiction majeure, un dévoiement total ? S’insurger sur les réseaux sociaux virtuels du matin au soir contre, par exemple, un régime français qui s’appuie lui-même sur ces plateformes virtuelles ne constitue-t-il pas une contradiction non seulement comportementale mais morale qui fait le lit de ce système ? Ledit « partage » sur les réseaux n’est pas du tout du partage, c’est un mot qui vient de l’anglais « share » et qui n’a pas le sens qu’on lui attribue en français. Ce n’est au final rien d’autre qu’une diffusion de flux, un sentiment de satisfaction de ses propres positions. Est-ce cela la politisation des existences ? D’autant plus sur des plateformes qui ne sont pas du service public et pas non plus créées par des hackers dans une philosophie de logiciel libre. Les journées ne faisant que 24 heures et ne disposant que de facultés limitées, le temps et l’énergie passés dessus sont définitivement perdus par rapport à d’autres choses que l’on ne fait pas : agir ici et maintenant. Ainsi, comment traduire politiquement l’état dans lequel nous sommes ?
Pêle-mêle, on réalise que le covid-19(84) a été mis à profit depuis le début dans le cadre d’une stratégie du choc (Naomi Klein), qu’on est passé dans moult domaines et dans des temporalités différentes de l’âge de l’accès à l’âge de l’excès, qu’il y a eu des franchissements de seuils face auxquels notre système du « toujours plus » préférait se crever les yeux plutôt qu’accepter la réalité. Parallèlement à cette prise de conscience, il y a dorénavant le risque majeur d’une polarisation. Par exemple, la conscience écologique est indispensable, mais il ne faut pas que cela fasse écran à toutes les autres questions au moins aussi importantes (par exemple, ces 10 dernières années les souffrances se sont aggravées à un point inimaginable, demandez aux psychologues du travail). Toujours se méfier des doxas vite dominantes quand bien même elles sont légitimes.
La dernière décennie a été celle de la prise de conscience, c’est très bien. Mais en 2020 et à la veille de 2021 cela suffit, arrêtons cette chute sans fin dans une nuit sans fond. Donc on passe à ce moment majeur décisif qui nous regarde tous : la traduction en actes, la traduction politique de nos convictions, de nos souffrances, de ce trop-plein, de cette extrême saturation qui se manifeste par l’ingouvernabilité permanente. Cette dernière témoigne d’une perte de foi définitive à l’égard de toute parole politique (même les partis antisystème, dégagistes ne sont pas souhaités par les gilets jaunes par exemple). Aujourd’hui, chacun entend seulement parler en son propre nom du fond de ses souffrances, de ses colères, de sa situation professionnelle, de sa misère, de l’exiguïté de son porte-monnaie entérinant le fait qu’on n’y croit plus, donc le contrat social de Rousseau est caduc, le pacte politique qui signifie l’adhésion d’un ensemble à des horizons communs et à des principes fondamentaux est rompu. Ainsi, on se rend compte que nous avons été amenés à nous léser et à être conduits à des souffrances pour la majeure partie d’entre nous, occasionnant alors une déliaison entre le « je » et le « nous », entre chacun d’entre nous et le corps commun, l’ensemble collectif. C’est cela la fin d’un monde commun et c’est une catastrophe, un échec.
Repolitiser parallèlement au moment de la prise de conscience est l’enjeu urgent de notre époque. Nous avons à notre disposition des moyens concrets pour y parvenir. Il s’agit de faire pression sur le pouvoir politique, sur les institutions pour renouer avec le pacte mais surtout en appeler à la réalité du terrain. Nous nous sommes trop laissés aller à adouber des paroles d’experts, en témoigne la tyrannie covidienne qui n’est que le prolongement, la marche au-dessus de ce que nous acceptions depuis trop longtemps. Il serait temps de faire valoir une politique du témoignage. L’heure est aux réparations : il faut qu’il y ait de l’argent en masse à travers une politique des populations qui sont déclassées, défavorisées, qui se sentent humiliés et qui vont mener, si nous n’y prenons garde, d’une ingouvernabilité permanente à une barbarie ordinaire par des ressentiments exprimés dans la vie réelle (et non plus virtuelle), à des nouvelles formes de violences qui s’expriment par le fait d’avoir le sentiment, l’illusion de se faire justice soi-même contre un (dés)ordre plus grand que soi. On observe déjà des prémices dans la vie quotidienne avec la brutalisation, la cruauté et l’inhumanité grandissantes des rapports. Il y a donc le feu, il y a urgence à ce qu’il y ait de l’argent pour le moment insuffisant pour réparer les plaies.
Cette pression politique doit être permanente (les gilets jaunes étaient une pression mais encore insuffisante) afin de favoriser les projets politiques qui promettent l’application de modèles plus vertueux. Mais pas seulement cela parce que nous sommes dans une situation qui nous a pris au piège et dans laquelle on attend tout. On attend trop du pouvoir politique à l’intérieur de structures pyramidales alors même que l’on comprend qu’il y a de nouvelles modalités démocratiques qui se mettent en place depuis une vingtaine d’années. Bien sûr, on a besoin d’un minimum d’institutions dans des pays comme le nôtre avec une grande population, mais pas nécessairement en Suisse dans des petits cantons où l’on peut avoir une démocratie beaucoup plus directe.
Nous n’usons pas assez du pouvoir de dire « non », de dire « ça suffit ». Pas seulement en ce qui concerne un ordre, mais avant tout à propos de la doxa. Leur doxa. Quand qu’on se positionne en tant que « non » à plusieurs, il y a une réelle pression en comparaison au « non » tout seul. Il y a donc une nécessité absolue de réaviver un monde commun, l’action en commun, dans l’entreprise, dans l’administration, partout.
La démocratie, ce n’est pas que le vote. Il n’en est qu’un symbole, tout particulièrement aujourd’hui en vivant dans une illusion de démocratie. À travers les sciences humaines et l’expérimentation locale, il y a quantité de travaux (pas seulement théoriques) qui réfléchissent à nous ressaisir collectivement de nos existences via la démocratie radicale qui se fait par l’expérimentation sur le terrain collectivement via un soutien en argent public pour des initiatives vertueuses. Les actions vont alors consister par exemple en l’expérience de modifications des modalités au travail, à l’école, de la façon de gérer l’alimentation (organisations des cultures, circuits courts, etc). En d’autres termes, il s’agit comme le pensait John Dewey que tout ce qui peut faire office de levier démocratique soit mis en œuvre. On doit exiger cela en construisant des mouvements sociaux pour que la puissance publique (c’est-à-dire nous) soutienne ces actions. C’est de cela dont il est question quand je dis qu’on attend trop du pouvoir politique et qu’on ne traduit plus dans nos actes ce qu’est la vraie démocratie ; nous sommes ce pouvoir politique et c’est donc à nous de mettre en œuvre des mouvements qui nous serons salutaires. Aujourd’hui, nous sommes à l’opposé de cela.
Ces actes concrets (pas la simple dénonciation à l’intérieur de plateformes virtuelles aliénantes) nous ferons sortir tous grandi à plusieurs titres : par le fait de ne plus être dans une impasse, par le fait de nous impliquer et par le fait d’être dans l’action. Ce ne sont plus des passions tristes (l’inaction, l’impuissance) mais la joie de se saisir de son destin dans l’action, dans le concret. La décennie qui s’annonce à nous, qui mobilise notre responsabilité, va voir une lutte très farouche entre les deux pulsions opposées, Thanatos et Éros, entre ceux mus par la pulsion de détruire et de ne faire parler que leurs ressentiments et ceux mus par le principe d’espérance et la volonté de construire et d’imaginer autrement dans l’action les possibles sur le terrain de nos vies quotidiennes.
C’est donc de la mise en place de nouveaux modèles holistiques là où nous sommes dont il va être question. Pas uniquement une focalisation sur une conversion à la permaculture comme ce néo-écolo-mysticisme qui se fait de plus en plus présent. Pas un délire sur une autre doxa. Bien sûr qu’on a beaucoup à apprendre du monde biologique, bien sûr qu’il y a des atteintes graves à la nature, mais le seul projet écologiste (surtout sous ses influences actuelles, influences en provenance même du système) n’est pas le grand projet politique de notre temps.
Parmi les méthodes de traduction en actions et de politisation, il existe des méthodes violentes envers les biens et/ou les personnes. La méthode « corse » (intimidations à travers la violence) en a été un exemple pendant des années. Aujourd’hui, avec une efficacité bien moindre, les blacks blocs ont fait le choix de faire parler leurs souffrances compréhensibles par une insurrection intermittente qui ne recherche au fond qu’à assouvir sans lendemain tant des désirs de vengeance que de jouissance, ces expressions de fureur n’affirmant ouvertement aucun principe d’espérance. Il se signale là à la marge mais dans une pleine vérité un nihilisme sans retour, seul à même de témoigner sans fard de tous les dérèglements de l’époque. Il faut bien comprendre la nature des violences : à un moment la violence devient naturelle, elle est mécanique, biologique, elle témoigne d’un trop plein. L’erreur consisterait en la casse de magasins Chanel ou de vitrines HSBC durant des années. Au contraire, il est impératif de traduire, de prolonger les ressentiments par l’action positive. C’est ce qu’il y a de plus difficile dans la vie mais c’est notre responsabilité première.
De plus en plus d’humains se mettent à l’œuvre ; il y a des mouvements qui montent, des gens qui se mettent à faire autre chose, qui vivent des modèles différents, qui se demandent pourquoi ils ont fait toutes ces études et qui se mettent à aller dans les zones rurales, les ZAD, etc. Plutôt que nous laisser aller à l’isolement collectif et à la télé-socialité généralisée, il convient plus que jamais de faire lien, de retrouver amitié (c’est-à-dire des relations vertueuses) entre chacun de nous. C’est le seul motif d’espérance car il ouvre des perspectives et de joie puisqu’on se retrouve alors dans l’action, pas tout seul, puisqu’on construit positivement en se donnant comme on peut, en ne sachant pas où l’on ira mais en se donnant des moyens de modifier vertueusement les choses à l’opposé de tout ce que l’on vit.