DE LA RÉALITÉ

Vendredi 10 janvier 2020, 21h. C’est la pleine lune depuis quelques minutes et le ciel des Alpes du Sud est totalement dégagé après une petite neige matinale. J’avale une soupe, un morceau de sérac et me voilà déjà au Bois Méan. Arrivé à 1700 m d’altitude, il fait bien plus froid que les jours précédents, appuyant les dires des anciens selon lesquels les températures seraient plus basses lors des pleines lunes. Je chausse mes crampons à neige et installe ma lampe frontale et c’est parti pour 1h30 sur et dans la neige en passant par le lac de cette brave Sainte-Marguerite.

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Je n’avais encore jamais couru dans un univers immaculé à la pleine lune. C’est en contemplant les montagnes enneigées le soir depuis mon balcon que m’est venu l’envie. Dès le départ, bien qu’occulté par la forêt, je suis surpris de la luminosité qui règne ; nul besoin d’allumer la lampe. On n’entend que le pétrissage de la neige tassée par mes pieds et le ruisseau partiellement gelé dans le vallon à ma droite. Je remarque les nombreux arbres arrachés, couchés, déplacés, victimes des multiples avalanches, chutes de neige et violentes pluies. Les premières grandes pentes atteintes, c’est le même constat et ces terrains que je connais l’été me paraissent alors nouveaux. Il faut dire que l’association de l’enneigement et de la nuit n’y sont pas pour rien. Les sentiers hibernent un ou deux mètres sous mes pieds et je me fie à mon orientation et aux traces de skis et raquettes.

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Je me dis qu’avec beaucoup de chance, après avoir vu un loup le jour du solstice d’hiver, je pourrais en écouter hurler au loin…ou tout près ! Je tends alors l’oreille et essaie de faire le moins de bruit possible mais je ne verrai ni n’entendrai rien de la soirée. Je m’amuse à penser qu’eux m’ont peut-être entendu et vu, misère du développement des sens humains. Cependant, la progression vers l’altitude 2300 se fait tranquillement, épaulé par la technologie des crampons sur les parties dures (souvent les traces de skieurs et randonneurs qui avaient gelées plusieurs fois), mais aussi par l’animalité avec l’aide des bras lorsque les jambes s’enfonçaient dans la neige.

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Sorti de la forêt et arrivé dans une sorte de cirque à hauteur de la cabane du lac, je ressens beaucoup d’émotions face à l’immensité de ce qui m’entoure. La sensation d’évoluer dans un écrin est encore plus présente que l’été. Les sommets à 3000 sont un appel à poursuivre ce trail toute la nuit. Ce sera pour une prochaine fois. Encore quelques centaines de mètres et je serai au climax de cette aventure étoilée. À la (dé)faveur d’un petit col, une brise se lève. La température ne doit pas être loin de -10°C. Fort heureusement, on peut encore compter sur les lois physiques qui régissent en partie le monde et un peu plus loin le souffle d’air s’arrête totalement.

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J’arrive sur une corniche qui surplombe le lac et vient le moment de vivre encore plus intensément ce qui se passe au moment présent. Le panorama est d’abord éblouissant, comme ce soleil de la nuit, qui oblige mes yeux à se réadapter dès que je regarde autour de moi après l’avoir regardé. L’Aupillon et la Montagne de l’Alpe de Verdun se dressent face à moi comme des gardiens de la galaxie. De l’autre côté, c’est la chaîne des Écrins qui délimite ce que l’œil peut voir de terrestre. Sous celle-ci, la vallée de la Durance, bien que plus sombre, bénéficie de la réverbération des cristaux d’eau, ces cristaux qui scintillent énergiquement en une danse spontanée à mes pieds. Tout en bas, illuminées de jaune, Embrun et Châteauroux-les-Alpes marquent une présence et une activité humaine discrète, un écosystème à prendre en exemple. Le temps file et je suis incapable de savoir depuis combien de temps je suis là à me recueillir dans mes pensées, mes sensations et mes émotions. Le sens de l’ouïe est particulièrement en éveil. Jamais de ma jeune vie je n’avais entendu un tel silence. J’ai pourtant l’habitude de m’éloigner de toute pollution auditive, mais dans cet écrin de neige, les sons sont comme étouffés avant même qu’ils puissent parcourir quelques mètres. Je profite seul parmi ce bout de Terre du temps, du temps long, celui qui m’inspire et guide mon existence.

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La rigueur de l’air commence à se faire menaçante et la montagne m’invite à repartir pour ma propre sécurité. Je redescends via la cabane de l’Eyssalette en jouant avec les traces de raquettes pour ne pas trop m’enfoncer dans la neige croutée qui vient frapper mes tibias à chaque foulée. Si le sentier est facile à parcourir l’été, c’est une toute autre histoire lorsqu’il est recouvert d’un manteau blanc en dévers, la roche d’un côté, le vide de l’autre. À l’intersection avec la piste rouge de ski de Grand Cabane parfaitement damée, l’occasion est trop belle pour ne pas se lancer dans une descente frénétique à une cadence obligeant le corps humain à jouer avec ses limites pour rester debout. Puis la pente devient tout aussi brutalement nulle en retrouvant les Orres, mettant fin à ces 93 minutes de pure esthétique.

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Être sportif de haut niveau est communément assimilé à un homme sandwich, à une attitude prédatrice et à des chiffres stratosphériques. Et c’est cela qui est censé nous inspirer ? Alors considérons plutôt ceci par exemple :
Je reçois tous les jours des messages de personnes du monde entier par rapport à mes entraînements, mes sorties comme je préfère les appeler, qui qualifient mes photos de « rêve ». C’est pourtant bien notre réalité à tous. Et c’est précisément parce que cette réalité nous fait vivre et vibrer plus que tout que nous devons lutter pour préserver, entretenir et étendre ce qu’il nous reste de réalité avant que le cauchemar ne se répande et que tout ne soit plus qu’un vieux « rêve »…

La trace GPS : https://www.strava.com/activities/2999720504

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